Pillages

Archéologie : la France, zone de pillage (Le Monde de la Science du 3 juin 2014 – LIRE)

Le pillage a eu lieu il y a trois mois. Pourtant, Céline Choquenet, responsable des fouilles préventives de Prunay-Belleville (Aube), ne décolère pas : « On devait les enlever le lendemain. » Elle parle d’une fiole en verre et de huit céramiques, indemnes, trouvées dans trois tombes des IIe et IIIe siècle. Certaines gisaient aux pieds des défunts, ce qui n’avait jamais été observé. « Le gardien s’est absenté et nous venions de communiquer », se lamente-t-elle.

« Les pilleurs n’ont pas besoin de coupures de presse pour connaître les fouilles en cours, assure Mahaut Tyrell, chargée de communication à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), qui cite le cas récent du chantier de Pont-Sainte-Maxence (Oise), « visité » avant la venue des journalistes. Il leur suffit de se pencher sur des projets d’aménagement. » « Ou de repérer des tractopelles au travail », ajoute Jean-David Desforges, président de Halte au pillage du patrimoine archéologique et historique (Happah).

D’après cette association et le ministère de la culture, « à cause de la crise » ou de « l’appât du gain », le pillage archéologique serait en plein essor en France. Mais à ce jour, aucun décompte précis du nombre de pillages constatés, de sites visités ou même de plaintes déposées par les archéologues n’existe. Ni à l’Inrap ni au sein des ministères. Cela est dû à un système administratif complexe et éclaté. Mais c’est aussi parce que les chiffres dont le ministère a connaissance minimiseraient, selon lui, l’ampleur réelle d’un phénomène qui ne concerne pas seulement les chantiers de fouille officiels, mais tout le territoire.

« UN CRIME DE COLS BLANCS »

« En 2007, alors que je commençais la fouille d’un cimetière mérovingien, un type est venu me voir et m’a montré des photos d’objets pillés sur le site : il souhaitait me les vendre, raconte Jean-David Desforges. J’ai porté plainte mais le dossier a été classé par le procureur. » Un mois plus tard, l’archéologue entendait parler de la création de l’Happah par des confrères excédés de voir leurs plaintes enterrées ou moquées par les autorités : « Comment ça, vous ignorez ce qui a été volé ? », singe l’archéologue qui signale, en sus, une propension à la collection de certains corps de métiers, comme les gendarmes, les archéologues de la vieille école et les personnes haut placées.

« Le trafic d’objets archéologiques est en effet un crime de cols blancs, confirme France Desmarais, du Conseil international des musées (ICOM). Depuis dix ans, les musées n’acceptent plus les pièces de provenance douteuse, qui atterrissent plutôt dans des collections privées. » Pour en revenir au laxisme des autorités, Michel L’Hour, directeur du Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm), confirme : « Jusqu’à la fin des années 1990, lorsqu’on arrivait au tribunal, le juge se détendait. Il écoutait avec délectation nos histoires d’épaves pillées, sans comprendre la gravité des faits. Puis il passait à une affaire jugée plus sérieuse, non sans avoir auparavant traité avec une grande indulgence pour le prévenu notre affaire. » Peu importe qu’il s’agisse de délits passibles de dix ans de prison et de 150 000 euros d’amende.

TRAVAIL DE SENSIBILISATION

Pourtant, depuis quelques années, le ton des autorités semble changer, se durcir. Pour plusieurs raisons. D’abord, il y a l’Happah qui, depuis trois ans, est habilité à porter plainte. Ensuite, il y a une meilleure coordination entre les services de l’Etat. « Et puis nous avons plus de temps à consacrer à l’archéologie, vu que depuis dix ans le nombre de vols de biens culturels dans les musées et chez les particuliers a diminué », explique le colonel Stéphane Gauffeny, chef de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC) du ministère de l’intérieur.

Enfin, il y a un travail de « sensibilisation des magistrats, des forces de police et des archéologues effectué depuis trois ans », complète Marc Drouet, sous-directeur de l’archéologie au ministère de la culture où, à la suite du pillage de Noyon (Oise) en 2010, du discours indigné de Frédéric Mitterrand et du rapport sur le pillage du Conseil national de la recherche archéologique, a été ouvert en 2011 un nouveau poste, occupé par Yann Brun. Sa fonction ? Accompagner les archéologues dans leurs démarches juridiques. « Trois cents dossiers sont en cours, explique le fonctionnaire, dont quelques grandes affaires. » Des priorités puisque l’idée du moment est de se concentrer sur les gros pilleurs – et leurs réseaux –, pour l’exemple, « comme d’autres l’ont fait, dans les années 1990, dans le domaine de l’environnement en s’attaquant d’abord aux grands pollueurs », explique Jean-David Desforges.

Un objectif louable mais gourmand en temps, ce qui exaspère les archéologues, témoins impuissants d’une réelle hémorragie patrimoniale. Car, aussi étrange que cela paraisse, une grande partie des objets pillés s’exposent au grand jour sur des blogs ou des sites de vente en ligne comme eBay, Leboncoin ou Delcampe. « Chaque année, des centaines de milliers d’objets archéologiques issus du pillage français, des bijoux, des monnaies ou autres, circulent sur Internet », confirme Eric Champault. Cet archéologue de l’Inrap est, depuis 2013, référent bénévole d’eBay France. Sur ce site, 8 000 annonces ont déjà été retirées depuis 2012. Comme celle présentant une boucle d’oreille en or datant du premier âge du fer et ayant atteint les 10 000 euros. Ou celle d’une rouelle celtique, vieille de 2 500 ans, mise à prix à 36 000 euros. Aucune ne s’est soldée par une vente… ni par une saisie.

DIFFICULTÉS JURIDIQUES

Cela s’explique par des difficultés juridiques : « C’est à l’Etat d’apporter la preuve que ce qui est mis en vente est illégal », explique Yann Brun. C’est seulement lorsque les douanes sont impliquées, et encore, que la charge de la preuve s’inverse. « Ainsi, en début d’année, lors d’un contrôle sur une départementale, nous avons trouvé dans une voiture quelques monnaies anciennes de provenance douteuse, explique Franck Marie, des douanes de Paris-Est. Ceci nous a permis de perquisitionner le domicile du conducteur et d’y saisir des centaines d’objets archéologiques. »

Ensuite, il y a le « droit du sol ». Les objets archéologiques terrestres appartiennent, au moins en partie, au propriétaire du terrain sur lequel ils ont été trouvés. Sans la provenance exacte de l’objet, pas de propriétaire, et sans ce dernier il est plus difficile d’établir une infraction. Ce qui pourrait changer, comme l’a plusieurs fois suggéré la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, à propos de la nouvelle loi sur le patrimoine : la propriété des objets archéologiques terrestres pourrait ainsi être transférée à l’Etat, ce qui est déjà le cas pour le patrimoine immergé.

Une nuance législative qui a été au cœur d’un litige récent, lié à un trésor découvert en 1985, dans le golfe de Lava, en Corse. « La défense affirmait que le butin avait été trouvé à terre et non dans le domaine public maritime français », explique Yann Brun. L’analyse des quelques pièces retrouvées en 2010 grâce à une longue collaboration entre le Drassm et les douanes judiciaires et, plus récemment, avec l’OCBC, a toutefois confirmé l’origine maritime du trésor.

Concernant les sites de vente, d’autres approches sont possibles, « comme le transfert de la responsabilité de la vente au site hébergeur », suggère André Schoellen, du Musée national d’histoire et d’art du Luxembourg. C’est ce que la Suisse a fait, et eBay Suisse a créé un service adapté. Les annonces ont disparu, mais sans doute pas le trafic en lui-même.

Dans l’attente de solutions concrètes, une proportion indéterminée d’archéologues aimeraient travailler sur les objets mis en circulation. « La loi n’est pas respectée, des objets archéologiques sortent en permanence de terre, nous les voyons passer et nous avons interdiction de les inventorier alors qu’il y a urgence à le faire, s’insurge un archéologue qui préfère rester anonyme… à raison : « Si un chercheur osait inventorier ces objets, nous l’attaquerions pour expertise dans le cadre d’une vente illégale, tranche Yann Brun, du ministère. Ces objets, s’ils sont expertisés ou inventoriés gagnent en valeur. C’est un cercle vicieux. Il est primordial d’harmoniser le discours des archéologues, notamment vis-à-vis de la communauté des “détectoristes”. »

DÉTECTEURS DE MÉTAUX

Nous voilà au cœur de la question : les détecteurs de métaux, ces « poêles à frire » dont l’usage, s’il est autorisé en France, est très encadré. « Ils permettent de chercher des objets perdus récemment, comme des clés, explique Pierre Angeli, président de la Fédération nationale des utilisateurs de détecteurs de métaux (Fnudem), mais en aucun cas de partir à la chasse au trésor comme le disent certains vendeurs ou constructeurs. Ceux-là désinforment leurs clients. »

Un coup de fil suffit pour confirmer ces dires. A la boutique La Maison de la détection, on prône une détection de loisir, « un simple glanage d’objets archéologiques dans les zones les plus superficielles du sol ». « Celles qui sont labourées et retirées en cas de fouilles », poursuit un client, qui prospecte depuis qu’il a vu un reportage il y a trois ans à la télévision. Comme beaucoup. C’est ce que suggère Alain Loubet, directeur de Xplorer, important constructeur de détecteurs de métaux : « En France, en 2011et 2012, il s’est vendu 25 000 à 35 000 détecteurs de métaux par an – soit deux fois plus que la moyenne. L’usage final est majoritairement le loisir. »

« Il n’existe pas de détection de loisir, juridiquement », insiste Yann Brun. L’article L. 542-1 du code du patrimoine datant de 1989 est sans équivoque : « Nul ne peut utiliser du matériel permettant la détection d’objets métalliques à l’effet de recherches de monuments et d’objets pouvant intéresser la préhistoire, l’histoire, l’art ou l’archéologie, sans avoir, au préalable, obtenu une autorisation administrative. » A savoir une autorisation préfectorale.

Ainsi donc, aux yeux de la loi, le sympathique chasseur-cueilleur de monnaies ou de munitions n’existe pas. Tous sont des pilleurs qui s’ignorent. « Leur activité semble anodine, mais c’est omettre leur nombre », insiste l’archéologue Jean-Jacques Grizeaud. Selon les sources, ils sont 25 000 à 80 000 « dont environ 4 000 sont très actifs sur les forums et les sites de revente », ajoute Eric Champault. Une communauté réactive, organisée autour de boutiques (qui songent à constituer un syndicat professionnel), d’associations, de magazines, qui pèse 40 millions d’euros et qui rêve d’un système à l’anglaise, où archéologues et détectoristes travailleraient main dans la main.

« L’aboutissement d’années de travail », confie Roger Bland, du British Museum, grand soutien du Treasure Act. Une loi qui, depuis 1996, encourage les Britanniques à déclarer leurs trouvailles en or, en argent et, depuis 2003, en bronze. « De 25 “trésors” déclarés par an, nous sommes passés à 992 en 2013… et à 80 000 autres objets archéologiques. » Pas forcément pour le meilleur.

« Le cas du trésor de Staffordshire est objectivement une catastrophe, s’indigne l’archéologue Jean-Paul Demoule. Le découvreur a fouillé cinq jours avant de contacter les services de l’archéologie. » Or, sans fouilles sérieuses, l’objet perd de son sens archéologique, et ce de façon irrémédiable. « C’est faire d’un exemple une généralité ; 90 % des trouvailles proviennent de terrains labourés », rétorque Roger Bland. Ce que contredit l’archéologue britannique Paul Barford, principal opposant à cette réforme : « De nombreux sites d’intérêt archéologique échappent à toute protection, ce qui prive l’archéologie de découvertes importantes. Pire, ces “trésors” – terme déjà très discutable du point de vue de l’archéologie – ont souvent une provenance incertaine. » Pour l’époque romaine par exemple, les trésors archéologiques déclarés britanniques peuvent en effet avoir été trouvés en France ou en Italie.

« De plus, faute de moyens, ces trésors trop nombreux ne sont même pas conservés correctement », poursuit Paul Barford. Une deuxième mort. « Dans le sol ou dans l’eau, les objets atteignent un certain équilibre qui se rompt à l’air libre, explique Florence Richez, du Drassm. Il faut alors les stabiliser avant qu’ils ne se dégradent et disparaissent définitivement. » Ce que ne font jamais les amateurs ou les pilleurs professionnels. Ce que font les Etats, dans la limite de leur possibilité. « C’est pourquoi ces objets doivent rester là où ils sont, conclut Marc Drouet. Dans l’attente que de futures générations d’archéologues puissent les étudier. »

Viviane Thivent.

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